Londres, fin du XIXème siècle.
Caïn s’éveilla avec peine.
La nuit avait été rude : il avait encore eu un cauchemar, un
horrible cauchemar à propos de son passé… et de son père.
Il se redressa dans son lit, mal à l’aise. Le tissu de son ample
chemise de nuit collait à la peau de son dos. Caïn n’avait
pas besoin de jeter un coup d’œil à son oreiller pour savoir
que celui-ci était trempé de sueur. Avant même de sortir
du lit, il se débarrassa de sa chemise encore humide, dans laquelle
il se sentait mal. Pourtant, la retirer ne fit pas disparaître son malaise,
ni les dernières bribes de son cauchemar. Dans celui-ci, son père
avait… Non !
Il secoua la tête, tâchant désespérément
de penser à autre chose. Allons bon, quelle heure était-il d’abord
? Il jeta un coup d’œil à l’horloge égrenant
son tic tac de l’autre côté de sa chambre. Le soleil filtrait
déjà sous le volet de bois, lui permettant d’en distinguer
les aiguilles. Elles indiquaient presque 8 heures. Rief n’allait pas
tarder à venir le réveiller…
« Allons, inutile de prendre du retard », se dit Caïn, et
cette fois-ci il balança ses pieds hors du lit et fit quelques pas
mal assurés dans sa chambre, jusqu’à ce qu’il atteigne
la fenêtre et ouvre les volets. Il contempla un instant la vue sur le
grand parc entourant le manoir familial et inspira longtemps, profondément,
laissant le soleil réchauffer son visage, en effacer la tension. Une
belle journée s’annonçait. Un petit vent froid soudainement
levé lui rappela qu’il était torse nu, et il se retira
de l’encadrement de la fenêtre avec précipitation. L’instant
d’après, il rit de lui-même. Il était chez lui,
après tout, il pouvait bien encore faire ce qui lui plaisait…
et même si son grand-père décidait d’y trouver quelques
chose à redire, ce n’était pas son problème ! !
Avec ses cheveux mi-longs et indisciplinés, sans parler de ses boucles
d’oreille infamantes, il avait fait bien pire ! ! Grand-père
commençait à comprendre que, pour lui, ces excentricités
étaient autant de moyen de se forger une identité propre, complètement
distincte de celle de son père, qui avait berné la bonne société
pendant des dizaines d’années… et continuait d’une
certaine façon de le faire, même aujourd’hui. Au moins,
lui, Caïn, s’il n’était pas sûr d’être
beaucoup plus sain que son père, annonçait la couleur tout de
suite ! ! Depuis qu’il avait hérité de son titre de comte,
il s’était forgé une solide réputation de bon à
rien et de pervers, infréquentable excentrique et invétéré
coureur de jupons. Au moins, ça éloignait de lui les moutons
et les timorés… Parfois, il se demandait s’il pourrait
supporter le cadre étriqué de sa vie à Londres encore
longtemps. Jusqu’à présent, ses excentricités,
en plus de le singulariser, lui avaient fourni l’occasion de se rebeller
à peu de frais contre cette société dont il connaissait
les hontes secrètes et les secrets inavouables. Il était lord,
après tout, riche, et dépositaire d’un grand nom, et peu
de gens, même parmi ses pairs, auraient eu le courage ou seulement la
volonté de le défier. Mais aujourd’hui, ce genre de révolte
lui paraissait stupide. Depuis qu’il avait eu affaire au docteur Jézabel
Disraeli et même… à son père, une fois de plus…
qu’il avait vu la décrépitude de Guilford et la mort de
ses deux amours, chaque parole aimable d’une jeune lady, chaque sourire
d’un jeune homme étaient pour lui promesses de sombres découvertes.
Chaque être cachait de douloureux secrets. Chaque famille avait son
squelette dans le placard. Il le savait après des années passées
à fréquenter l’élite du royaume, les soit disants
meilleurs sujets de la reine. Ils étaient tous pareils. Toute rencontre
à vague enjeu matrimonial, aussi agréable soit-elle, ne pouvait
déboucher que sur cette seule alternative : supporter la bêtise
d’une jeune oie et de sa famille avide, ou accepter de protéger
le secret honteux caché derrière la soie et le taffetas.
Non, il n’avait plus envie de sortir dans le monde, plus envie de sortir
du tout d’ailleurs, et même, plus envie de voir personne, pas
même son grand-père qui l’aimait sincèrement, pas
même les serviteurs dont la présence comptait pourtant moins
que celle d’une ombre, à part…
A part Rief.
Lui seul comptait encore vraiment.
Rief.
Son serviteur, son protecteur, son confident et son ami… son seul ami.
Depuis qu’il l’avait rencontré, plusieurs années
auparavant, Rief ne l’avait jamais trahi. Il l’avait aimé
et soutenu dès le début, malgré la différence
de leurs conditions qui auraient dû les isoler l’un de l’autre,
et malgré le propre passé de Rief. Souvent, Caïn se sentait
désolé pour lui. Il avait perdu sa famille dans des conditions
atroces, et n’avait jamais pu venger leur mort. Les parents et le frère
de Rief avaient flambé comme des fétus de paille dans le brasier
de leur maison. L’incendiaire n’avait jamais été
retrouvé… Et malgré tout, le jeune homme agissait comme
si de rien n’était, sans jamais faire allusion à ses propres
angoisses… même si les marques de coupures sur ses poignets parlaient
pour lui. Rief avait tenté plusieurs fois de se suicider. Heureusement,
jamais il n’avait réussi à mener à bien ce sinistre
projet. Caïn aurait voulu en parler avec lui, tenter de l’aider
comme Rief le faisait pour lui, soulager ses angoisses, lui redonner la volonté
de vivre… Mais Rief était d’un naturel discret, presque
trop, en particulier quand son passé ou ses sentiments étaient
en jeu. Caïn espérait pourtant qu’un jour, Rief achèverait
de lui ouvrir son cœur comme lui lui avait ouvert le sien… entièrement,
sans rien cacher… ou presque.
Caïn soupira.
Les choses n’étaient pas faciles. Il ne savait pas quand il avait
eu cette idée pour la première fois. Peut-être lorsque
Meldiana était morte. Lorsqu’il avait repris ces esprits, Rief
était à ses côtés, et il avait pensé : «
Et si lui disparaissait, qu’est-ce que je deviendrais ? ? »
Et cette idée l’avait fait frémir jusqu’au plus
profond de lui-même. Il avait agrippé le manteau de Rief, et
ne l’avait plus lâché, tant et si bien que ses jointures
en étaient devenues blanches de crispation. Après, il avait
eu honte d’une telle pensée, aussi égoïste…
et il en avait eu peur. Depuis, son attachement envers Rief lui paraissait
un peu trop fort, un peu trop… inconvenant. Il pesta contre ce terme
aussi bourgeois qu’hypocrite. Mais il ne pouvait, non, n’osait
en employer un autre. Après tout, il était normal qu’il
soit attaché à Rief. Avec son grand-père, il était
la seule personne à l’avoir aimé sans arrière-pensées.
Sans doute, le problème, ce qui le mettait mal à l’aise,
ne venait que du fait de leur différence de classe… sans doute,
c’était cela qui clochait. Pourtant, la vue de son grand-père
ne suffisait pas à le mettre de bonne humeur, pas plus que sa proximité
physique ne faisait monter en lui cette sorte de douce chaleur, ce sentiment
de confort et de sécurité que seul Rief lui procurait.
D’ailleurs, qu’est-ce qu’il faisait Rief ?
Caïn jeta un autre coup d’œil à l’horloge : 8h40
? ! ? !
Cette fois, il était en retard ! ! Rief venait le réveiller
tous les jours à la même heure, 8h15. Pourquoi n’était-il
pas là ?
Se souvenant de sa journée chargée, Caïn se décida
à sonner.
Rief était peut-être occupé avec son grand-père…
il faisait de temps en temps des visites surprises, et il aimait toujours
causer avec Rief, qui était le fils d’un de ses anciens amis.
Et comme le grand papy était un lève-tôt, sa présence
ici à cette heure n’aurait rien eu d’incongrue… Sauf
que Rief n’omettait jamais de venir le lever. Bien sûr, Caïn
pouvait très bien se débrouiller tout seul, mais c’était
un rituel entre eux. Rief était là pour l’aider à
se lever, et à se coucher. Caïn et Rief. Toujours.
Quelques minutes après qu’il eut sonné, le valet de
chambre frappa à la porte.
_ Où est Rief ?, demanda aussitôt Caïn du cabinet de toilette.
_ Monsieur Laffitte est malade, l’informa le valet, et Caïn jaillit
de la salle de bain comme un diable de sa boîte.
_ Malade ?, s’exclama-t-il. « Qu’est-ce qu’il a ?
_ Lord Caïn…, marmonna l’homme en détournant les yeux,
« Vous avez oublié votre chemise…
Caïn cligna des yeux, de ses étranges yeux dorés, réalisa
ce que le valet voulait dire, et rougit, de honte et de colère. Ne
jamais s’humilier devant les serviteurs. Son grand-père le lui
avait assez souvent répété. Le valet alla lui-même
dans la penderie chercher une élégante chemise de soie, et la
tint pour qu’il la mette. Caïn s’exécuta, tâchant
de l’enfiler sans effleurer ne serait-ce que le tissu de l’habit
de l’homme. Il détestait qu’on le touche. Seul Rief en
avait le droit, et Mary-Weather bien sûr. Mais elle, c’était
différent.
Redevenu décent, Caïn posa à nouveau sa question.
_ Pourquoi Rief est-il malade ?
_ Nous ne le savons pas encore, Caïn-sama, répondit l’autre
d’une voix gênée. Chacun dans le manoir savait à
quel point Rief était « spécial » pour leur maître,
et devant lui, il valait mieux l’évoquer en des termes choisis.
Surtout quand une mauvaise nouvelle devait être annoncée…
_ Monsieur Laffitte était fiévreux ce matin, reprit le valet.
« Il a quand même voulu se lever pour vous servir comme d’habitude,
mais il était trop faible, et il s’est évanoui.
_ Comment ?
_ Nous… Monsieur Laffitte était très faible, et sa fièvre
a beaucoup augmenté. Il n’a pas encore repris conscience…
Caïn lâcha sa brosse à cheveux, qui vint heurter le sol
avec un bruit mat.
_ Comment ?, répéta-t-il sourdement. Puis son ton monta, plus
affolé qu’autoritaire, « Vous avez appelé un médecin,
n’est-ce pas ? Non, appelez mon médecin plutôt ! Faites-le
immédiatement ! !
_ Nous avons pris la liberté d’appeler votre médecin personnel,
l’informa le valet. « Il est en ce moment à ses côtés.
Nous savons tous à quel point monsieur Laffitte est important pour
vous.
Caïn eut le souffle coupé par ce qu’il crut percevoir de
sarcasme dans sa voix. Il leva les yeux vers le valet, prêt à
exploser de colère et d’anxiété. Mais quand celui-ci
reprit la parole, son ton était aussi posé que de coutume.
_ Caïn-sama, vous devriez finir de vous préparer, vous allez prendre
froid…
Il se pencha pour ramasser la brosse et la remit dans les mains du jeune comte.
_ Si vous allez vite, vous pourrez peut-être passer prendre de ses nouvelles
avant de partir pour la matinée de Lady Shelburne., lui dit-il, le
rappelant à ses obligations sociales.
Qu’elles aillent au diable !, songea Caïn. Pas quand Rief est malade.
Savoir que Rief l’attendait le soir lui faisait surmonter l’ennui
interminable de ses journées. Il ne tiendrait pas une journée
en le sachant malade… ou pire, d’après ce qu’avait
dit le valet de chambre.
_ Allez-vous en, je vais aller le voir d’ici quelques instants, lui
dit-il. « Dites au médecin d’attendre que je descende.
_ Ne désirez-vous pas déjeuner avant, Caïn-sama ?
Là, Caïn faillit exploser. Non, il ne voulait pas perdre son temps
à déjeuner, il voulait voir Rief tout de suite ! ! Il se contint
et jeta du ton froid qu’il avait cultivé jusqu’à
le rendre insupportable à ses interlocuteurs :
_ Inutile. Contentez-vous de me faire préparer du chocolat.
_ Bien, Caïn-sama.
Et il s’éclipsa.
Caïn finit de se préparer avec fébrilité.
Non, non, pas Rief !
Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait depuis
quelques mois une poussée de tuberculose, qui ne s’était
pas arrêtée aux portes des bas quartiers… Rief avait-il
toussé ces derniers temps ? Avait-il toussé ? Caïn constata
avec horreur qu’il n’était même pas capable de s’en
souvenir. Impardonnable !
Il dévala les vénérables escaliers de marbre du manoir
avec une précipitation fort peu aristocratique, dépassant au
passage une bonne ahurie. Arrivé au premier étage, une idée
le fit s’arrêter raide. Mary-Weather. Elle adorait Rief elle aussi.
Comment allait-elle prendre la nouvelle ? ?
_ Je vais déjà aller voir Rief, marmonna Caïn, et il alla
droit vers la chambre de son ami.
Avant d’entrer, il prit sa respiration, et se jeta un coup d’œil
dans le miroir. Il avait l’air affolé, le cheveux hirsute et
le col un peu de travers. Tant pis. Ca ne comptait pas.
Il frappa, trois coups secs, le cœur battant.
Mary, une femme de chambre qui s’entendait bien avec lui, vint lui ouvrir.
_ Oh, Caïn-sama !, s’exclama-t-elle.
_ Comment va-t-il ?, demanda-t-il aussitôt, se tordant le cou pour essayer
d’apercevoir Rief.
Mary s’écarta, et Caïn pu enfin voir, allongé sur
son lit, le teint cireux, son bien-aimé Rief, discutant faiblement
avec le docteur.
_ Rief !, s’exclama-t-il, et il se précipita à son chevet,
s’arrêtant juste à temps en songeant à la tuberculose.
_ Vous pouvez vous approcher, Caïn-sama, déclara le médecin.
« Ce n’est pas contagieux.
Caïn jeta un coup d’œil à Rief qui lui sourit faiblement,
et demanda au médecin :
_ Qu’est-ce qu’il a ?
_ Rien de grave, conclut le médecin en se levant, se préparant
déjà à partir. « Un bon coup de froid, et surtout,
surtout, beaucoup de fatigue accumulée. Vous avez dû avoir des
ennuis récemment, n’est-ce pas ?
Rief acquiesça timidement, et Caïn rougit en songeant à
leurs démêlés avec Jézabel.
_ Sommeil perturbé, journées épuisantes, il faut qu’il
se repose si vous voulez le garder, continua le médecin, parlant de
Rief comme d’un animal. « Il est complètement épuisé,
le moindre virus pourrait le mettre sur le flanc –définitivement-.
Et avec cette recrudescence de la tuberculose…
Persuadé à présent que Rief n’était plus
en danger, Caïn se précipita à ses côtés sur
le lit, bousculant le médecin.
_ Je suis tellement content !, s’exclama-t-il, avant de se reprendre
« Je veux dire, je suis tellement désolée ! Tout est de
ma faute ! Je n’ai pas fait assez attention…
Rief secoua la tête d’un air entendu, et tourna le regard vers
le médecin qui s’en allait en maugréant, visiblement mécontent
de l’attitude de Caïn, bien trop amicale à son goût
envers un inférieur.
_ Quel crétin !, s’écria Caïn dès qu’il
fut sorti. « Et dire que tu aurais pu être son collègue
!
Rief sourit, et caressa la tête de son maître, avec tendresse.
_ Ne vous mettez donc pas en colère, murmura-t-il d’une voix
cassée par la fatigue. « Il ne peut pas savoir.
Caïn lui fit un large sourire.
_Je suis tellement soulagé que tu ailles bien ! J’ai eu si peur
!
_ Il ne faut pas vous en faire pour moi, répondit Rief en retirant
sa main, au grand désappointement du jeune homme. « Je suis vraiment
désolé de vous avoir fait défaut ce matin. Veuillez m’en
excuser.
_ Stupide !, s’écria Caïn. « Tu es plus important
que…
Il s’arrêta brutalement, et rougit. Rief ferma les yeux, ses cheveux
blonds retombant de chaque côté de son visage pâle. Maintenant
qu’il y pensait, Caïn n’avait jamais vu Rief en pyjama. Cela
le mit un peu mal à l’aise. Pour une fois, Rief avait l’air
si vulnérable, son beau visage émacié par la fièvre.
_ Comment… comment te sens-tu exactement ?, dit-il avec inquiétude.
_ Brisé. Mais je serai d’aplomb ce soir pour votre retour. D’ailleurs…
vous ne devriez pas vous préparer à partir chez Lady…
_ J’AVAIS OUBLIE ! ! !, s’exclama involontairement le jeune homme.
_ Et je parie que vous n’avez pas encore déjeuné…
Vous devriez vraiment aller vous préparer à affronter votre
journée. Et redresser votre cravate, qui tangue dangereusement vers
la gauche, continua Rief avec un petit sourire aux lèvres
_ Je préfèrerais rester avec toi…, murmura Caïn,
et Rief écarquilla les yeux, avant de les fermer avec un air de souffrance.
« J’ai dit quelques chose Rief ?
_ Pas du tout Caïn-sama, répondit Rief. « Je vous remercie
de prendre soin de moi ainsi. Mais il faut vous en aller maintenant.
Son ton ne souffrant aucune contestation, Caïn se leva, la mort dans
l’âme. C’était de sa faute si Rief était malade,
il ne faisait pas assez attention à lui. Alors, juste avant de sortir,
pris d’une inspiration idiote, Caïn se pencha et embrassa Rief
sur la joue.
Il sortit, ou plutôt s’enfuit avant de voir l’air sans doute
surpris voire choqué de Rief. Il était si collet monté
parfois ! ! Ceci dit, son attitude n’avait pas été celle
d’un gentleman. Rief serait peut-être même vexé que
Caïn l’ai traité « comme une fille ». Mon Dieu,
quelle erreur ! ! Mais il n’avait pas pu s’en empêcher !
!
« Tant pis, ce qui est fait est fait !, se dit-il tout en empoignant
en se versant une tasse de chocolat avant de mettre son manteau. « On
verra bien ce soir. J’espère qu’il ira mieux…
La journée se passa mal.
Caïn fut cassant et désagréable, son esprit occupé
par une angoisse qu’il n’arrivait pas à nommer. Il n’arrêtait
pas de penser à Rief.
Il rembarra Lord Ambrose avec animosité, et trouva le moyen de briser
sa tasse en porcelaine de Saxe, pièce de collection de Lady Agatha,
son hôtesse de l’après-midi. Cet incident déplorable
s’était produit au moment même où le mari de Lady
Agatha risquait quelques commentaires discrets sur la condamnation récente
de l’un de leurs pairs pour une histoire sordide avec un valet. La tasse
s’était retrouvée en morceau entre ses mains sans même
qu’il ne s’en rende compte. Il se rattrapa en demandant au lord
en question si les rumeurs sur lui et son beau-frère étaient
vraies.
Il s’étonna de ne pas avoir été jeté à
la porte.
Lorsqu’il prit le cab pour rentrer (il avait renvoyé son cocher
dans un mouvement d’humeur), il s’aperçut qu’il pleuvait.
« Pile ce qu’il me fallait ».
Il se cala au fond du véhicule et ferma les yeux, tachant de se reposer
un peu histoire d’être agréable pour Rief. Comme s’il
avait besoin de se préparer pour ça… Non, c’était
facile de blesser Rief, mais jamais il ne l’avait fait à dessein,
et jamais il ne le ferait. Il n’était pas comme ce lord arrogant
qui semblait admettre le principe d’une relation, euh… contre
nature tant qu’elle n’impliquait pas des inférieurs ! Et
parlant de contre nature… Les pensées de Caïn bloquèrent
sur ce mot. Bien sûr, on lui avait enseigné à demi mots
pourquoi les relations entre deux hommes ou deux femmes étaient non
seulement méprisables, mais répréhensibles. Mais ces
révélations ne l’avaient pas rempli d’horreur comme
elles auraient dû le faire. Après tout, tout ça, c’était
du domaine du privé, et quant à la religion… pour l’influence
qu’elle avait sur lui… Caïn, bercé par les mouvements
du cab, se laissa aller à penser à Rief… il espérait
tellement qu’il allait mieux… Bizarre, il lui manquait. Il avait
envie de sa présence, comme ce matin, sa main chaude sur son front,
l’odeur rassurante qui émanait de sa chambre, de son lit…
Etrange également comme le voir ainsi désarmé l’avait
touché. Il avait eu envie de se coucher à ses côtés,
de le prendre dans ses bras, de le serrer très fort et de le guérir,
par un baiser… C’est ce qu’il avait été tenté
de faire, mais finalement, il l’avait juste embrassé. Caïn
sursauta, inquiet par le tour que prenaient ses pensées. Etait-ce vraiment
ce qu’il avait voulu faire ? Non seulement l’embrasser, mais aller
le rejoindre… dans son lit ? Un frisson lui parcourut l’échine.
L’idée n’était pas désagréable. Un
peu effrayante, inconvenante, mais… attirante. Caïn secoua la tête.
C’était la discussion de tout à l’heure qui lui
montait à la tête !
Une fois arrivé, il sortit du cab rapidement, remontant l’allée
menant au manoir en courant. Il pleuvait à verse à présent,
et visiblement, personne n’avait songé à l’attendre
avec un parapluie à la grille. C’était Rief qui s’en
occupait normalement. Caïn était heureux qu’il ait renoncé
à l’attendre sous la pluie battante. Mais quelqu’un d’autre
aurait pu le faire, quand même ! !
Mary-Weather l’accueillit avec effusions.
_ Grand frère !, s’exclama-t-elle dès qu’il eut
franchi le seuil, « Il faut que tu dises à Rief de…
Avant qu’elle n’ait eu le temps de terminer sa phrase, Rief se
profila derrière elle, habillé impeccablement comme de coutume,
bien qu’assez pâle.
_ Tu t’es levé ? !, s’exclama Caïn, contrarié.
_ C’est ce que je voulais te dire !, renchérit Mary-Weather.
« Rief, tu n’es qu’un obstiné ! !
Le serviteur sourit.
_ Voyons, mademoiselle Mary, je vais beaucoup mieux, et…
_ Rief, retourne te reposer, coupa Caïn d’un ton un peu plus autoritaire
qu’il ne l’aurait souhaité.
Son serviteur le regarda, de la douleur au fond des yeux, et Caïn se
sentit coupable.
Rief se détourna, et s’en alla sans mot dire.
_ Tu n’avais pas besoin d’être si dur, le réprimanda
sa sœur. « Tu sais, Rief a absolument voulu se lever pour t’accueillir,
tu es trop méchant avec lui…
Caïn la regarda avec surprise.
_ Mais c’est toi-même qui m’as dit de le renvoyer dans…
_ Tu pouvais le faire autrement ! T’as vraiment pas de cœur !,
s’insurgea-t-elle avant de tourner les talons, visiblement furieuse.
Caïn monta dans ses appartements en rageant. Le monde entier en avait
après lui aujourd’hui ! Ils étaient tous ligués
contre lui, tous !
Il était en train de faire un brin de toilette quand quelqu’un
toqua à la porte.
_ Entrez !, éructa-t-il
Encore un gêneur qui allait l’empêcher de descendre voir
Rief ! !
Pourtant, ce fut son ami lui-même qui pénétra dans la
chambre.
_ Je croyais t’avoir dit d’aller te reposer !, lâcha Caïn,
contrarié.
_ Je…, commença Rief avant de s’arrêter. «
Je voulais vous remercier.
_ Me remercier ?, s’étonna Caïn
_ Pour tout ce que vous faites pour moi.
Caïn s’approcha de Rief, sentant la même envie que celle
du matin le reprendre : passer ses bras autour de Rief et l’embrasser.
Il la réfréna avec autorité.
_ Je ne fais rien de spécial, parvint-il à dire sur un ton normal.
« Je… je m’inquiétais juste pour toi.
_ … C’est vraiment très aimable à vous…
Caïn fut surpris par le ton douloureux de Rief. Depuis quelque temps,
il avait souvent perçu de ces expressions de souffrance dans sa voix
ou dans ses regards, sans réussir à les attribuer à une
cause précise.
_ Il y a quelque chose qui ne va pas, Rief ?, demanda-t-il
_ Caïn-sama…
_ Je t’écoute.
_ Caïn-sama, je…
Rief prit sa respiration, et lâcha :
_ Caïn-sama, permettez-moi de quitter votre service, s’il vous
plaît !
Caïn sursauta :
_ Hors de question ! Euh, je veux dire…
Rief baissa la tête
_ Pourquoi, Rief ? Est-ce que… est-ce que quelque chose de désagréable
s’est produit ? Je… je ne veux pas te retenir de force, mais…
je…
_ Je voudrais juste m’en aller, Caïn-sama. Je vous en prie, répéta
Rief, semblant s’arracher les mots de la gorge un par un. « Je
ne suis plus capable de vous servir.
Caïn s’efforça de rire :
_Plus capable de me servir ? Pourquoi ? Parce que tu es un peu malade ? Mais
ce n’est absolument pas grave ! Tu es bien plus important que…
Rief se contentait de baisser la tête, sans regarder Caïn, et celui-ci
sentit son cœur se briser.
_ Est-ce que je t’ai fait quelque chose ?, demanda-t-il finalement.
« Dis-moi la vérité.
Rief hésita avant de répondre, aux prises avec un dilemme intérieur
terrible.
_ Caïn-sama… je… je ne suis plus digne, comprenez-vous ?
Je… je me suis attaché à vous d’une façon
qui… ne devrait pas être ! Je… je suis un être indigne
! !
Caïn cligna des yeux. Comment ?
Voilà qui expliquait beaucoup de choses récentes, de regards
et de réflexions… et soudain, Caïn sentit son anxiété,
ce poids au cœur qu’il portait depuis très longtemps, s’évanouir
comme s’il n’avait jamais existé. Brutalement, tout était
clair dans sa tête.
_ Rief…, commença-t-il, avant de se dire que, peut-être,
il valait mieux agir plutôt que de parler.
Il s’approcha de lui, sans bruit. Rief gardait les yeux baissés,
l’air d’attendre un coup ou une insulte. Caïn glissa ses
bras autour de son cou, comme il avait si souvent envie de le faire, et l’embrassa
sur les lèvres, délicatement.
Il sentit Rief se raidir contre lui, avant qu’il ne cède et ne
retourne son étreinte.
Quand ils se séparèrent, Rief le regarda les yeux ronds :
_ Mais… Caïn-sama ?…Comment ?…
_ Chuuuuut !, répondit le jeune lord « Tu es malade, Rief, n’oublie
pas ! Laisse-moi m’occuper de toi, à présent. Viens, il
faut te coucher…
Et il tira un Rief stupéfait vers le grand lit qui n’attendait
plus qu’eux.
Auteur: Linde-chan
E-mail : linde_chan@yahoo.fr
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